(Sainte-)MARTHE ATTAQUE

Nous avons plusieurs fois déjà rendu compte de la lutte des artistes et artisans du quartier Sainte-Marthe pour défendre les ateliers à loyer abordable qu’ils occupent, pour certains, depuis plus de trente ans. Depuis décembre 2021, la Mairie dispose d’une enveloppe de 5 M€ pour mettre en place dans le quartier un parc de locaux d’activité à loyer modéré destinés à l’art, à l’artisanat et à l’ESS. On dit que deux petits locaux auraient d’ores et déjà été préemptés — mais cela s’est fait sans lien avec la mobilisation des acteurs de terrain. Le promoteur continue à pousser les artistes et artisans locataires de longue date vers la sortie pour poursuivre la gentrification des rez-de-chaussée (dernier arrivé : un « coaching en body-tec » !), tandis que l’épicerie solidaire du quartier cherche en vain un local. La librairie Cariño et le restaurant associatif La Nouvelle Rôtisserie, locataires des bailleurs sociaux, sont eux-mêmes en grande difficulté, étranglés par des loyers mal adaptés à leur activité… et la Mairie a bien l’air de laisser faire. Pour essayer de changer la donne, l’association OCBaux a décidé d’intenter une action en justice. Son petit pavé dans la mare pourra-t-il arrêter le rouleau compresseur ? Qui sait ce que les étoiles réservent au quartier… En tout cas, les visiteurs de la 34e édition des Portes Ouvertes des ateliers d’artistes de Belleville (du 1er au 4 juin 2023) qui s’y aventurent seront accueillis par une image :

un slogan :

et trois panneaux où tout s’explique :

SAINTE-MARTHE – LE QUARTIER

années 1860 : construction par le comte de Madre, entre la rue du Buisson Saint-Louis et la rue de la Chopinette (Sambre-et-Meuse), d’une des premières cités ouvrières de Paris pour loger la main-d’œuvre des chantiers haussmanniens.

1942-1986 : les 50 immeubles des rues Sainte-Marthe et de Loos (Jean-et-Marie-Moinon) sont vendus par adjudication à une société anonyme à actionnariat familial (la Société immobilière de Normandie – SIN). Mal entretenus, ils continueront jusqu’aux années 1960 à abriter une population très modeste d’ouvriers, de commerçants et d’artisans. Arriveront ensuite les ateliers de confection, puis, à partir des années 1980, les artistes et artisans d’art, attirés par les loyers abordables, qui doteront les rues de leur décor original aux façades colorées, vite devenues emblématiques. Pourtant, le quartier est finalement déclaré insalubre et menacé de démolition.

1986-1995 : la partie est (rues du Chalet et du Buisson Saint-Louis, passages Hébrard et du Buisson Saint-Louis) change de face dans une opération de « rénovation » (démolition-reconstruction) décrétée par la Ville sans dialogue avec les habitants ; les « taudis » (logement social de fait) font place à des HLM.

1992-2010 : la mobilisation des habitants et des associations (Saint-Louis Sainte-Marthe et Les Quatre Horizons), s’appuyant sur l’expérience de la Bellevilleuse, sauve in extremis de la destruction les rues Sainte-Marthe et Moinon. Près de 20 M€ seront investis par la Ville et l’État au cours de plusieurs opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) successives pour consolider le sous-sol et réhabiliter le bâti. La convention signée entre la Ville de Paris, l’État et l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) garantit le maintien des habitants dans leurs logements mais n’impose aucune contrepartie aux propriétaires bailleurs bénéficiaires de la manne publique et laisse les locaux d’activité en rez-de-chaussée entièrement de côté. L’espoir d’un rachat du patrimoine de la SIN par la Ville, envisagé un temps au terme de la dernière OPAH, sera rapidement déçu.

2014-2020 : le prix du foncier est multiplié par deux ; la Ville choisit de ne pas user de son droit de préemption renforcé (DPUR) ; la gentrification est en marche.

2018 : la SIN refuse des demandes de renouvellement de baux et, contrairement à son habitude jusque-là, assigne plusieurs artistes et artisans en justice pour arriérés de loyer ; les bruits de vente de la société, se concrétisant à partir de l’automne, réveillent la mobilisation du quartier ; une nouvelle association (OCBaux) est créée, réunissant artistes, artisans et habitants, pour défendre les ateliers.

août 2019 : le peintre Philippe Andrieu (8 rue Sainte-Marthe), créateur des enseignes personnalisées et figure tutélaire du quartier, lassé par les menaces d’expulsion, jette l’éponge. Son départ ne sera que le premier de toute une série.

automne 2019 : à l’insu des citoyens comme des élus, la totalité des actions de la SIN sont cédées à la société Edmond Coignet, spécialisée dans la valorisation immobilière. La nature de la transaction exclut toute préemption. La réorganisation de la SIN en SAS dans le giron d’Edmond Coignet promet une transformation brutale de nos rues, où des dizaines de locaux d’activité, pour beaucoup laissés intentionnellement vacants depuis dix ans ou plus, sont concernés par la transaction.

depuis 2019 : les façades et enseignes personalisées disparaissent l’une après l’autre ; les locaux vides sont sommairement « réhabilités » et loués, à des prix de deux à trois fois supérieurs à ceux payés par les locataires plus anciens, à des commerçants dont les produits ciblent une clientèle gentrifiée, tandis que neuf artistes et artisans sont évincés de leurs ateliers, propriété de la SIN (qui a refusé tout moratoire de loyer pendant la parenthèse du Covid). Ceux qui résistent encore sont en butte à des augmentations de loyer abusives et à d’autres formes de harcèlement. Le restaurant associatif La Nouvelle Rôtisserie et la librairie Cariño (la seule du quartier), locataires des bailleurs sociaux de la Ville (qui alignent leurs loyers sur le privé) sont eux aussi en grande fragilité.

avril 2022-mars 2023 : préemption de deux premiers locaux (dont, semble-t-il, un logement) grâce au projet « De la diversité commerciale et artisanale dans nos quartiers », lauréat du Budget participatif 2021 ; à regretter, les aléas de la communication entre l’Hôtel de Ville et la Mairie du 10e et l’absence de coordination avec les acteurs de terrain ; nous ignorons toujours de quels locaux au juste il s’agit.

SAINTE-MARTHE – LA MOBILISATION

octobre 2019 : lancement sur change.org d’une pétition (« Préservons Sainte-Marthe, quartier populaire d’art et d’artisanat ») qui recueillera, en ligne et sur papier, près de 4000 signatures ; une première question de pré-Conseil posée par OCBaux dans le 10e aboutit à un vœu de l’exécutif municipal « réaffirm[ant] son souhait de préserver l’identité du quartier Sainte-Marthe par le maintien des artistes, artisans, libraires et disquaires déjà en place et le soutien à l’installation de nouveaux artisans et artistes dans les locaux vides »

2019-2020 : la résistance s’installe sur tous les fronts : « sapin de lutte » sur la place Sainte-Marthe (décembre) ; casserolade déambulatoire dans les rues du quartier avec la participation de nombreux candidats aux élections municipales (janvier) ; exposition Nous travaillons ici, à la Mairie du 10e et table ronde/débat sur l’avenir du quartier et de nos activités à l’ENSA de Paris-Belleville (février) ; participation à la rencontre sur le « Fabriquer à Paris » organisée par Pierre Laurent au Sénat (mars) ; La ville c’est notre affaire, rencontre-débat à l’initiative d’Attac à la librairie Cariño (septembre) ; participation à la Nuit blanche (octobre) ; appel à candidatures pour les ateliers vides auprès des associations d’artistes et d’artisans de Belleville (octobre-novembre)

septembre 2020 : journée d’action de Youth for Climate (jeunesse pour le climat – et contre la gentrification) à Sainte-Marthe qui laissera une trace durable dans le quartier avec l’épicerie solidaire et les distributions alimentaires de l’association IDL

novembre 2020 : nouvelle question de pré-Conseil d’OCBaux (relative à l’évolution de la situation desartistes et artisans de Sainte-Marthe), suivie, le 30 novembre, du vote d’un voeu sur la préemption des baux commerciaux

janvier 2021 : « Sauvons Ste-Marthe, quartier populaire d’art et d’artisanat », projet Budget participatif posté par le Conseil de quartier Saint-Louis/Faubourg du Temple, proposant d’affecter 2 M€ à l’acquisition de locaux d’activité à Sainte-Marthe

printemps-été 2021 : sondage De quel quartier rêvons-nous ?, réalisé par l’association Saint-Louis Sainte-Marthe

septembre 2021 : le projet « De la diversité commerciale et artisanale dans nos quartiers », lauréat du scrutin BP 2021, réserve finalement 1 M€ à l’acquisition de locaux d’activité pour l’artisanat et l’ESS à Sainte-Marthe (enveloppe augmentée en décembre 2021 de 4 M€ grâce à une autorisation de programme votée en amendement au Budget primitif 2022 de la Ville)

juillet-décembre 2021 : rédaction de base (de concert avec Saint-Louis Sainte-Marthe, les Artisans de Belleville, les AAB, Aires 10, IDL…) de notre projet pour le quartier comme « quartier pilote au sein d’un archipel social et solidaire d’art et d’artisanat » ; le texte sera présenté à la Maire du 10e en janvier 2022

janvier 2022 : troisième question de pré-Conseil (relative à l’acquisition par la Ville de locaux d’activité en pied d’immeuble pour préserver l’art, l’artisanat et la mixité sociale au quartier Sainte-Marthe) ; le quartier comprend mal que, les moyens étant en place, la Ville tarde à agir

avril-novembre 2022 : OCBaux poste deux « cahiers d’acteur » dans le cadre de la concertation sur la révision du PLU, précisant son projet pour le quartier en lien avec le Pôle d’activités artisanales et artistiques de Belleville

octobre 2022 : La litho s’affiche : Fenêtres Rosta sur Belleville, événement fédérateur, illustrant la place de l’art et de l’artisanat dans la ville, réalisé à l’occasion de la 7e édition des Journées de l’artisanat à Belleville grâce à l’appui financier de la Mairie du 10e et du Conseil de quartier

décembre 2022 : première réunion du Comité de pilotage pour Sainte-Marthe (réunissant des élus du 10e et des représentants des acteurs de terrain) ; les prérogatives et le fonctionnement du Copil restent à préciser

mars 2023 : une quatrième question de pré-Conseil (relative au projet pour le quartier Sainte-Marthe) n’apporte pas les précisions souhaitées quant à la mise en œuvre de nos propositions

mai 2023 : face aux mises en demeure qui se multiplient, l’association OCBaux désigne un avocat pour intenter en son nom une action en droit commun contre la SIN d’Edmond Coignet et sa société gestionnaire

SAINTE-MARTHE – LE PROJET

– Pour préserver un quartier vivant avec son trésor de savoir-faire et d’interactions humaines,
– pour répondre au défi écologique en encourageant le « fabriquer local » et en développant l’économie circulaire pour tous,
– pour répondre au défi social en encadrant les loyers d’activité,

– pour dynamiser l’activité artistique et artisanale et promouvoir l’économie sociale et solidaire (ESS)

nous proposons, en bref :

une intervention municipale résolue pour constituer un parc public de locaux d’activité à loyer modéré (idéalement 120 € m2/an HTHC) destinés au développement, d’une part, d’activités d’art, d’artisanat et de culture économiquement fragiles, d’autre part, d’activités sociales et solidaires de proximité (ateliers de recyclage, de récupération, de réparation ; épicerie solidaire) ; des moyens financiers non négligeables étant déjà en place dans le 10e, Sainte-Marthe pourra devenir, avec la parcelle Ramponeau-Bisson dans le 20e, l’un des quartiers pilotes d’un archipel ayant vocation, à terme, à englober également les îlots d’activité artistique et artisanale subsistant dans les rues Rébéval (19e) et Fontaine-au-Roi/Orillon/Jean-Pierre Timbaud (11e)

  • comme à Ramponeau, les acteurs de terrain membres du Comité de pilotage participeraient à la rédaction d’une Charte et à l’élaboration du cahier des charges du premier appel à candidature pour les locaux vides
  • les loyers encadrés, proportionnels à la faible rentabilité des activités ciblées, indispensables pour permettre aux jeunes d’accéder à un atelier, seront en même temps un facteur de sauvegarde, voire de restauration de la mixité sociale
  • des ateliers pérennes sont essentiels à l’élaboration d’œuvres ancrées dans les pratiques non dématérialisables (peinture, sculpture) – l’enjeu est celui de la continuité de notre culture artistique dans sa diversité et de la fécondité du terroir dont émergera l’art de demain

– que soit fléché dès maintenant un local pour une « maison de quartier », ouverte aussi aux habitants (par exemple, à la « bricothèque » plébiscitée dans le sondage de Saint-Louis Sainte-Marthe), qui hébergerait la structure de gestion locale et serait dédiée à la mutualisation et au partage des moyens

– que tout cela soit protégé au PLU parisien par une nouvelle catégorie d’« écosystème d’activités », réservant un pourcentage minimum des locaux en pied d’immeuble aux activités d’art, d’artisanat et de culture à faible rentabilité (30 %) et un pourcentage minimum aux initiatives d’ESS à but non lucratif (20 %) et imposant aux nouvelles constructions dans le périmètre l’inclusion d’au moins un atelier en rez-de-chaussée

et, comme patrimoine vivant et patrimoine matériel sont inséparables dans la préservation de l’identité du quartier, avec ses valeurs d’héritage et de témoignage :

– que l’homogénéité et la singularité des façades (volets de bois et verrières de façade) et des enseignes (déjà compromise par les interventions de la SIN/Coignet) soit renforcée par une protection patrimoniale de la Ville de Paris en tant que tissu urbain remarquable

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